Le Chandelier1
07/09, tôt le matin:
Mon portable sonne, j’ouvre les yeux et aperçois mon réveil : 6h00. Le temps que j’attrape la source des vagissements, il cesse. Je referme les yeux, il insiste, je décroche:
– Hmm….? Voix du matin, rauque.
– C’est F.
– Merde ! T’as vu l’heure?
– Je sais, j’ai besoin de toi. Un faible écho sur la ligne
– C’est ça, t’es dans tes chiottes et t’as une idée de merde à me proposer.
– Très drôle, j’aime ton humour au sortir du lit. Réplique cinglante.
– Pas vrai, ça fait un moment que je suis levé ! J’avoue que je fais mieux comme répartie, mais là, il est 6 heures du matin.
– Sérieux, viens à mon bureau. Le ton estpressant.
– Ok, ok, dans 30 minutes
– Je t’attends.
Hôtel de Police, 07h00:
F. a prévenu de mon arrivée, on me laisse entrer, ça grouille dans les couloirs de la criminelle. Des uniformes partout, dossiers plein les bras, portable à l’oreille. Je parviens au bureau de l’inspecteur F. et entre sans frapper :
– T’as pris ton temps ! M’agressa–t-il.
– Embouteillage, Porte de Paris. Excuse foireuse, mais les excuses ça sert.
– Ouais. Pas convaincu en face.
Il me fait signe de m’asseoir et me tend un café accompagné d’un dossier.
– C’est bien les flics, pas foutus de faire un vrai café ! Après la première gorgée.
– Bien, t’es de bonne humeur, jette un œil sur ce dossier et dis–moi ce que tu en penses.
J’ouvre, première page, le topo habituel, remise en situation, rapport du légiste :
– Heu…
– Non, lis, les questions plus tard.
La suite, rapport sur la scène du crime, photos des lieux et de la victime, je relève les yeux, F. pianote sur son clavier, je me tais et replonge dans le macabre dossier. Je survole le reste du dossier puis saute à sa conclusion.
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– Alors? Me demande F, ses yeux expriment un profond espoir, celui d’un éclair de génie de ma part.
– Un rituel, plutôt original d’ailleurs.
– Ça, j’ai vu. Agacé.
– T’énerve pas, j’ai besoin de visualiser.
Je reprends avec lui les données de l’affaire:
Hier au soir les pompiers appellent la criminelle, on a un pendu dans les combles de la Grand’Rue. Arrivée des officiers, du légiste et de l’inspecteur. Les soldats du feu avaient défoncé la porte du grenier, ils étaient venus suite à l’appel du propriétaire signalant une odeur suspecte se manifestant depuis plusieurs jours.
Surprise ! Un macchabée pendu, jusque là rien d’original, cependant :
La victime, puisque tout indique le meurtre, se trouve dans une position inconfortable, pour une pendaison, j’entends. Les premiers clichés le montrent bien, sa tête part en arrière alors qu’elle aurait dû s’affaisser vers l’avant, la cause de cette anomalie: il a été pendu par les yeux.
Ses globes oculaires, par ailleurs introuvables, ont été retirés de façon nette et chirurgicale, dans les cavités ainsi créées un gros câble noir, genre câble électrique a été inséré. Il rejoint une barre métallique qui est elle–même suspendue à deux filins d’acier, le tout forme un trapèze dont le sommet est fixé à une autre barre solidement implantée dans les solives.
La scientifique signale que, hormis les objets et les traces sur le sol, il n’y a aucun indice exploitable, pas d’empreintes ni de cellules organiques, la victime a été entièrement rasée, ses dents retirées et ses empreintes brûlées à l’acide, empêchant toute identification, les lieux étaient aussi aseptisés que leur laboratoire.
Le légiste indique que l’homme est mort de déshydratation et que ses yeux furent retirés de son vivant, pas de traces d’autres violences, il estime son décès au Lundi de Pentecôte .
Restent les objets: sept climatiseurs, reliés à une multiprise, entourent le corps du pendu, c’est une marque connue à plusieurs centaines d’euros pièce. Les numéros de série indiquent qu’ils ont été achetés à l’unité dans différents magasins de la région à des dates éloignées, entre Juin 2009 et Avril 2010.
Un chandelier en fer forgé à quatre branches et une cavité en son centre, placé dans le second cercle à gauche de la victime. Les techniciens ont relevé des traces de cire, rouge pour les bras et noire au centre, l’analyse révèle une fabrication artisanale.
– En bref, on n’a pas grand-chose, conclus-je
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– Là tu te goures, ricane F, il sort un second dossier de sonbureau : meurtre du 15 Août, devant le monument aux morts de Verdun.
Je tombe des nues :
– Comment? La presse n’en a pas parlé !
– L’affaire a été étouffée en haut lieu, mais lis ce dossier s’il te plaît. Il commence à être poli, mauvais signe.
– Allez, résume, quel rapport avec notre pendu ?
– Le 15 Août, on retrouve vers quatre heures du matin le cadavre d’un militaire, empalé par la langue sur les grilles du parc qui entoure le monument aux morts, rue de Verdun, juste derrière le nouveau théâtre.
– Je vois où c’est, c’est plutôt passant comme lieu, non ?
– En effet, mais il n’y a pas de témoins. De plus le militaire était nu, la scène de crime étant extérieure peu d’indices sont exploitables.
– Ok, mais quel rapport avec la Grand’Rue ?
– Le légiste a signalé que l’on avait retiré les papilles gustatives de la victime.
– Charmante attention, le fer rouillé ne dois pas avoir bon goût ! plaisantais-je. F. me fusilla du regard.
– Un chandelier du même type que celui du pendu a été retrouvé sur les lieux. Ajouta-t-il.
Silence, seul un néon mourant crépitait et émettait des claquements sourds. Je me plonge avec plus d’intérêt dans le dossier.
– Il est mort de quoi ton bidasse ? demandais-je.
– Crise cardiaque, d’après les conclusions du légiste.
– Avant ou après l’empalement ?
– Après, il a été empalé vivant.
– C’était un troufion, il était entraîné, il devait avoir le cœur solide, qu’est–ce qui a provoqué l’arrêt ?
– Mélange alcool, il avait pas loin de trois grammes dans le sang, et adrénaline. Il a eu la trouille de sa vie. Répondit l’inspecteur, sombre.
– De sa mort, plutôt. Qu’a–t-on retrouvé sur le corps ? Les grilles ?
– Rien de particulier, pourquoi ? Étonné de ma question.
– Quand tu as une grosse frayeur…
– Tu te pisses dessus. Conclut F.
– Le meurtrier a dû tout nettoyer.
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– Peu probable, même si c’était en pleine nuit, il y a quand même du passage, la gare n’est pas loin, sans parler des putes.
– Alors comment a-t-il fait disparaître toutes les traces ?
– J’en sais foutre rien.
Je tourne en rond, je ne vois pas le lien entre ces deux meurtres, le mode opératoire n’est pas le même mais il semble lié. Je saute du coq à l’âne :
– On a l’identité du pendu ?
– Pas encore, on attend les résultats de la recherche ADN. J’attends aussi l’analyse des chandeliers.
Ah les flics et leurs sacro-saints fichiers ! Pensais-je.
– Et dans les combles, avec quoi les cercles ont-ils été tracés ?
– C’est important ?
– C’est possible, si nous pensons à un rituel, il est certain que la matière qui a servià tracer les symboles peut être significative.
– D’après le labo, ce serait du verre.
– Du verre ? m’écriais-je
– Du moins du sable qui aurait été posé puis porté à très haute température. Ils se sont incrustés dans le sol.
– Attends, tu veux dire que le meurtrier aurait fait cramer le sable, sans foutre le feu au grenier ?
– Il semblerait.
– Mais comment ?
– Bonne question.
– Et rue de Verdun, y avait-il des traces, des marques de ce genre ?
– Les techniciens n’ont pas cherché de ce côté–là, c’était le premier meurtre que nous découvrions. Il semblait sans aucun lien. Je vais envoyer une équipe passer le parc au tamis.
– Ils pourront en profiter pour faire des châteaux de sable ! Gloussais-je.
Une nouvelle fois, F. me lança un regard noir.
– Parfois je n’apprécie pas ton humour, ta façon de tout tourner en dérision.
– C’est ma manière de dédramatiser.
Quelques appels et quelques ordres brefs plus tard, une équipe se retrouve sur la scène de crime.
10h00:
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Plusieurs résultats nous parviennent en même temps :
– les chandeliers sont de fabrication artisanale, piste peu exploitable.
– dans le parc de Verdun on retrouve des traces de silice, elles forment un demi cercle parfait dans la zone du square, mais stoppent net du côté passant.
– enfin, l’identité du pendu, un avocat censé être en voyage d’affaires au Venezuela. Célibataire et sans famille proche sa disparition n’a été signalée que tard par son cabinet.
– Bon, avec tout ça, on n’est pas plus avancé. soupirais-je. De toutes façons, je ne te serais pas d’un grand secours. Ajoutais-je en fixant F.
– Arrête tes conneries ! s’écria-t-il en retour. Tu es le meilleur spécialiste des rituels du pays, tu ne t’es pas farci près de vingt ans d’études pour te dire que tu ne sers à rien !
– En tout cas, je ne suis pas spécialiste des crimes et les rituels que j’étudie sont gentiment retranscrits sur papier. Me défendis-je.
– Bah ! Prendre l’air te fera du bien, tu restes trop enfermé dans ton bureau, tu es tout pâlot.
– C’est drôle, mon ex me disait la même chose.
– Ah oui, elle avait raison, d’ailleurs comment va-t-elle ?
Geste évasif de ma part, pas grand-chose à en dire.
– J’en sais rien. Mais ce n’est pas elle qui nous intéresse pour le moment.
– Excuse-moi, le sujet est délicat.
– Pas du tout, j’en ai rien à secouer.
Je me lève et me dirige vers le mur derrière le bureau, il est encombré de papiers, notes de services concernant les dangers de la surconsommation de café, sur l’utilisation des voitures (elles ne sont pas prévues pour faire des rallyes) et autres choses inutiles. Un à un je les retire et me ménage un espace vacant, puis sans ménagement je déplace le bureau de l’inspecteur qui me regarde faire sans protester.
Dans les dossiers je reprends les photos que je colle au mur, puis je prends un peu de recul pour englober la scène du regard :
– Bon que peux–tu me dire sur ce meurtrier, même si on a peu d’éléments ?
Mon ami, l’inspecteur F., avait undon inné pour comprendre et cerner les gens, il visualisait rapidement leurs motivations et leurs caractères, cela lui avait valu trois divorces.
– Un homme, de race blanche. Commença-t-il. Entre 30 et 40 ans, physiquement assez fort pour immobiliser un militaire et l’installer sur les grilles.
– Il n’est peut–être pas seul ? Avançais-je.
– Peu probable, dans un groupe il y a trop de possibilités d’erreurs et on aurait retrouvé des
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indices ou des signes de leurs passages. M’assura-t-il. Il doit avoir des connaissances médicales au vu des ablations faites sans tuer les victimes, en mécanique, en physique et en thermique.
– D’accord, il faudrait chercher du côté des ingénieurs dans ce cas–là.
– Avec l’IUT etles différentes universités on en aurait pour un moment, il faut plutôt affiner notre profil.
– Il doit avoir une excellente culture et un niveau d’éducation élevé. Repris-je.
– Je te suis, il doit aussi connaître les techniques de la police scientifique et avoir des connaissances en ésotérisme au vu de la ritualisation de la scène.
– Pas forcément. Contrais-je. Il peut très bien avoir inventé son propre rituel.
– Inventé ? S’étonna F.
– Bien sûr, chaque rituel religieux est une pure invention. Il est chargé d’une symbolique forte mais n’est pas absolument nécessaire. Prend l’Eucharistie, combien de catholiques la pratiquent encore ?
– En tout cas il est rigoureux, la propreté des scènes de crime nous le prouve.
– Et il emporte des trophées ! Conclus-je.
– J’ajouterais qu’il a dû recevoir une éducation stricte, peut–être est-il issu d’une famille de militaires.
– Ou d’une famille de fanatiques religieux.
– Rien à voir avec un terroriste ! Se récria-t-il.
– Le terrorisme n’est qu’une manifestation du fanatisme. Elle prend d’autres formes, comme le respect strict des paroles de l’Évangile, la tendance prosélyte, le déni de tout autre religion et j’en passe. Précisais-je.
– Bon, je diffuse ce profil.
– Moi je vais essayer de définir le rituel utilisé.
– Je peux me permettre de te conseiller de regarder du côté des satanistes. Suggéra-t-il.
– Non, ce n’est pas un de leurs rites. Contrais-je, sûr de moi.
– Qu’est–ce qui te fait dire ça ?
– Les cérémonies satanistes impliquant le sacrifice humain sont très rares, même Aleister Crowley et Anton Lavey n’ont pas été aussi loin.
– C’est qui ces deux–là ?
– Les fondateurs du satanisme moderne, ils ont sévi durant les années 70 aux États–Unis.
– Ah.
– Comme je te disais, les rituels impliquant un sacrifice humain sont extrêmement rares, alors deux en si peu de temps… De plus les satanistes sont soit très discrets, soit très explicites. S’ils
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voulaient revendiquer cet acte on aurait retrouvé des éléments, du genre : beaucoup de sang, dagues et bougies, peut–être même un poulet ou un bouc noir. Le folklore local quoi !
– Bon, on se voit un peu plus tard. F .Voulut mettre un terme à notre entrevue.
– Ah non ! Tu m’as fait lever aux aurores et ça se paye. Tu m’offres le petit déjeuner !
Il poussa un soupir à fendre une pierre mais capitula.
21/09: 14h30, Rue de la Cueille, Poitiers.
La maison est basse et semble abandonnée. F., qui m’a demandé de le rejoindre, me tend un masque sur lequel il a vaporisé du spray mentholé :
– Ça masque l’odeur. M’informa-t-il.
Je ne suis pas vraiment habitué aux scènes de crimes et j’hésite à rentrer dans la bâtisse. L’inspecteur me tire par le bras, et m’encourage d’un geste bienveillant.
J’entre, à l’intérieur la lumière est étouffée et les pièces sont plongées dans la pénombre, le contraste est frappant par cette belle journée de Septembre, en plus la température est vraiment fraîche, moins de huit degrés. Un couloir de deux ou trois mètres s’offre à moi. Sur ma gauche trois marches donnent accès aux chambres et au lieu du meurtre. Je prends le temps de visiter les lieux, pour me préparer psychologiquement à ce qu’il y a dans la pièce.
La première salle est assez vaste, elle doit faire office de salon, sauf qu’elle est vide de tout mobilier, tout au fond une lucarne basse diffuse une faible lumière, filtrée par une couche de crasse poussiéreuse, apportant une ambiance assez glauque. Tout de suite à gauche et sans séparation, je débouche dans la cuisine, elle est équipée de quelques placards gris-bleu. Face à moi, au fond une double porte donne sur une petite salle de bain.
Je revins sur mes pas et m’engageais prudemment dans le sombre couloir menant aux chambres, j’avançais lentement et restait aux aguets, j’avais l’impression d’être observé, l’angoisse que quelque chose ne surgisse pour m’attaquer ou tout simplement peur. Un peu plus loin sur ma droite s’ouvrait la première chambre, les techniciens y avaient installé un laboratoire portatif et effectuaient les premières analyses sur place.
Le lieu du meurtre se trouvait tout au fond du couloir, la porte grande ouverte apportait de la lumière et je fis les derniers mètres plus rassuré.
En entrant je clignais des yeux, les projecteurs installés par la scientifique déversaient une lumière blanche et crue qui m’aveugla quelques instants. Ma vision s’adapta mais des points noirs et rouges persistaient encore et je dus attendre qu’ils disparaissent.
J’étudiais la configuration de la pièce, rectangulaire, douze mètres sur huit environ, la seule
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fenêtre était hermétiquement close par des planches de bois.
Au sol, autour de la victime, étaient disposés sept climatiseurs ce qui expliquait la fraîcheur de la chambre. Sur le parquet brut je repérais les cercles, ils brillaient sous la lumière intense des halogènes, tels des sillons laissés par la bave d’escargot sur l’herbe humide. J’avais l’occasion de voir les symboles dans leur intégralité, les agents sur place m’avaient assuré qu’ils n’avaient encore rien déplacé car ils attendaient ma venue, « Ils auraient pu enlever le corps, au moins » songeais-je, j’avais tout fait depuis mon entrée dans la pièce, pour que mon regard l’évite. Je me repris et me concentrais sur les traces de silice.
Je demandais aux scientifiques de me fournir un tabouret, je le posais sur le pas de la porte et me juchais dessus, de là j’avais une vue plongeante sur la pièce.
La première chose que je remarquais fut la disposition des différents éléments, je pris quelques photos afin de pouvoir l’étudier plus avant. Le meurtrier avait tracé un premier cercle, il devait, au jugé faire dix ou quinze pas de diamètre et entourait la victime. En face de moi et de la victime un autre cercle, plus petit y était accolé et sur ma gauche un triangle isocèle dont la pointe supérieure touche le premier cercle. À l’intérieur se trouve un chandelier.
Je descendis de mon perchoir et me dirigeais vers la sortie lorsque F. m’interpella :
– Hé, c’est bon ! Tu as ce qu’il te faut ?
– Oui ! Fis-je en brandissant l’appareil photo et mes croquis.
– Que penses–tu de la victime ? S’enquit-il.
– Quoi, la victime ? Ce n’est pas mon boulot ! me défendis-je rapidement.
– Peut–être, mais j’ai besoin de ton avis.
– Franchement, le peu que j’ai vu m’a suffit.
– Non, tu y retournes, je t’accompagne cette fois.
Escorté par mon ami peu charitable et traînant ostensiblement les pieds en signe de rébellion passive, (je suis non violent), je retournais dans l’enfer. F. me signifia de me poster face à la victime et je me retrouvais dans le petit cercle. De plus près l’odeur de décomposition attaqua mes narines et je dus réprimer une nausée.
Le cadavre, face à moi, était agenouillé sur un prie–dieu, les coudes posés sur la tablette et les avant–bras relevés, imitant la posture de la prière. Je remarquais avec horreur deux choses : la première fut la disparition de son épiderme, le tueur avait arraché la peau de sa victime, dévoilant sans pudeur ses muscles. La seconde, ses mains avaient été amputées, tranchées net et gisaient sur le sol. La rigidité cadavérique leur avait fait conserver leur dernière position, jointes, les doigts entrecroisés. Un chapelet y était encore accroché, la croix le terminant ressortait depuis l’intérieur du poing, traversant l’index. J’observais avec plus d’attention et remarquais que les billes qui le
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constituaient étaient séparées par de fines lames métalliques à l’air extrêmement tranchantes.
D’un coup je compris, avec dégoût et répulsion que je me trouvais à la place du meurtrier ! Le salaud avait sans doute observé l’agonie de sa proie, et resserré lui même le chapelet tranchant autour de ses poignets, jusqu’à les sectionner !
Je me précipitais dehors, bousculant au passage les agents, le soleil de cet après-midi m’aveugla, j’eus l’impression d’être resté enfermé dans cette maison sordide durant des siècles. Je pris appui sur la Focus banalisée de mon ami et rendis mes tripes, mon vomi s’étala sur la portière blanche et immaculée de la voiture.
– Spaghetti bolognaise ? Ironisa F. qui m’avait rejoins. Il me tendit un mouchoir pour que je puisse m’essuyer la bouche et une bouteille d’eau.
Je me retins sur l’aile de l’automobile et repris ma respiration.
– Ça va ? S’inquiéta-t-il.
– Désolé. Réussis-je à articuler.
– Bof, c’est pas un drame, il y a des stagiaires pour nettoyer la voiture.
Pâle sourire :
– C’est raide, comment tu fais pour t’y habituer ?
– On s’habitue pas, on encaisse c’est tout, heureusement la plupart du temps c’est moins violent.
– Un meurtre reste violent, c’est un meurtre.
– C’est une façon de dire, disons que c’est moins choquant habituellement, un coup de couteau ou de fusil, plus banal quoi.
– Je vois, mais je m’engagerais pas dans la carrière d’inspecteur de la criminelle. Pas même pour rouler en Focus RS.
– C’est pas si mal, il faut aimer l’aventure !
– Ce n’est pas l’aventure qui me rebute, c’est l’uniforme !
F. et moi nous nous connaissions depuis le collège, nous avions fait nos classes ensemble jusqu’à l’université. Puis il s’est dirigé vers la criminologie et moi vers l’étude des religions. Nous formons un couple assez disparate, à se demander comment nous pouvions nous supporter. Lui, rigide et méthodique, organisé jusqu’à la névrose. Moi, bordélique et tête en l’air; imprévisible à la limite de la schizophrénie. Il connaissait mon aversion pour tout ce qui représente l’ordre, c’est une sorte de maladie génétique dans notre famille et savait que je considérais ses représentants comme des inutiles tatillons et obséquieux. Je connaissais la sienne pour les personnes montrant peu de respect pour les lois et les institutions et il me traitait souvent d’anarchiste autonome. Cependant notre amitié perdurait tout de même, elle était sans doute plus forte que nos préjugés et j’avais aussi
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la bonne idée d’être unanarchiste autonome qui savait fermer sa gueule.
– Viens, on va s’envoyer une mousse. M’invita-t-il.
– Ok, mais chez Patoche et c’est toi qui rinces.
– Tu traînes encore dans ce rade minable? S’étonna-t-il.
– Ben ouais, c’est un peu mon deuxième chez moi. De toute façon hors de questions que je foute les pieds dans un bar empli de flics. Et Pat a la meilleure brune de la ville.
– Il sert toujours celle qui donne à boire et à manger ?
– Ouais, et là, j’en ai foutrement besoin.
25/09 10h00, Hôtel de Police, Poitiers.
J’avais laissé passer quelques jours, histoire de récupérer et de réfléchir tranquillement. J’en avais profité pour solliciter quelques confrères au travers de l’Europe et notamment un certain Van Helling, se prétendant descendant de la lignée du Pr. Van Helsing. C’était un original qui vivait grâce à sa fortune familiale et s’intéressait tout particulièrement aux légendes et au folklore de l’Est.
Je rejoignis F. dans son bureau, il avait les traits tirés et ses yeux noirs étaient encore plus obscurcis par les cernes, une barbe de trois jours lui mangeait le visage et la pièce sentait l’homme négligé depuis quelque temps.
– Tu m’as l’air crevé. Lui fis-je remarquer.
– C’est vrai, cette affaire me mine.
– J’ai peut–être quelque chose d’intéressant.
Son regard s’illumina :
– Sérieux ?
– Évidemment, je n’ai pas passé ces trois derniers jours à glander !
– Café ? Il savait être patient, me connaissant assez pour savoir que j’appréciais de ménager mes effets :
– Si c’est le même truc infect que la dernière fois, non merci !
– Non, j’ai ramené une vraie cafetière ! Je te prépare ça.
Le temps qu’il s’affaira à me préparer le breuvage, je me plantais devant le mur et déplaçait les photographies, ajoutais les miennes. F. avait classé les meurtres par ordre de découverte, je les réorganisais par ordre chronologique. J’entendais le bruit de la machine espresso.
– C’est pas vrai ! Toi aussi tu fais comme tout le monde, t’es passé à cette saloperie de Senseoje pensais mieux de ta part ! M’écriais-je.
– Non, c’est une vraie machine à Espresso !
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– Ah ! Je préfère ça !
L’odeur du café fruité envahit la pièce, F. revint et me tendit un mug plein à ras bord, j’y trempais mes lèvres, il était bouillant mais plein d’arômes, parfait.
– N’empêche que même avec une bonne cafetière, t’es pas foutu de faire un bon café ! Le taquinais-je. Ce doit être une déformation professionnelle !
Il me brandit son index devant le nez.
Il remarqua mes ajouts au mur :
– C’est quoi ça ? fit-il en l’indiquant d’un geste du menton.
– J’ai essayé de trouver une logique, un fil conducteur ou une correspondance à un autre rituel. Expliquais-je.
– Alors ?
– Rien, j’ai même consulté des confrères, aucun n’a pu me donner de corrélation. Apparemment c’est un rituel original.
– J’ai vu, mais….
– Quand je dis original je veux dire inédit, nouveau, inconnu, premier du genre.
– Désolé, la fatigue… Alors, qu’as–tu découvert ?
– La trame principale. J’ajoutais un croquis supplémentaire au mur. Regarde. Je lui indique le cercle principal. Cela s’appelle l’Englobe, c’est à l’intérieur que l’objet ou le sacrifice est placé. Le cercle plus petit est le Protego, l’officiant s’y place pour être protégé. Cependant, je ne connais pas encore l’utilité du triangle isocèle et le fait que le chandelier s’y trouve. En tout cas, les deux éléments se déplacent en fonction du rituel, ils suivent les points cardinaux. Le triangle toujours à droite du Protego.
– Je vois,tu voudrais direque notre meurtrier essaierait d’invoquer des démons ?
– Non, l’invocation nécessite des cercles plus compliqués, la victime ne serait pas placée dans l’Englobe, mais à côté car dans ce cas elle sert à recevoir le démon, de plus le Protego doit être doublé et des runes ou des mots de pouvoirs être inscrits pour former une barrière.
– Alors à quoi sert son rituel ?
– Je ne sais pas, il peut être à des fins nécromantiques ou thaumaturgiques.
– C’est quoi ? Cela m’a l’air assez dangereux ?
– Ça l’est. La nécromancie est l’art d’invoquer les morts, condamné par toutes les Églises et la thaumaturgie est une discipline qui permet à son adepte d’acquérir des pouvoirs particuliers.
– Des pouvoirs ?
– Comme prolonger sa propre vie un utilisant l’énergie vitale d’autres individus, posséder le contrôle sur les animaux, lire les pensées, se déplacer par projection astrale et aussi commercer avec
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les morts….
– Cela se rapproche des vampires non ?
– En effet, mais nous sommes pas d’accord, mes confrères et moi sur son origine. Certains pensent à la porphyrie, une maladie rare et d’autres, comme moi, estimons que le vampirisme est une variante de la thaumaturgie.
– Mais cela ne nous avance pas plus.
– Sauf si l’on analyse la symbolique.
– Celle des victimes ?
– Commençons par là. Acquiesçais-je.
– La première, la nonne découverte rue de la Cueille…
– Ah, c’était une bonne sœur, intéressant. A quand remonte sa mort ?
– Au Lundi de Pâques. M’informa-t-il.
– Avril ? Nous l’avons découverte qu’en Septembre ! m’étonnais-je.
– Le froid a conservé le corps, comme pour l’avocat qui est mort le 2 Juin.
– L’Ascension ?
– Comment ?
– Lundi de Pâques, Ascension et Assomption. Trois fêtes catholiques.
– Et ? Cela éveille ton intérêt.
– Possible. Il faut que je vérifie, mais cela me semble tout de même improbable.
– Dis–moi. Insista F.
– Eh bien, je pense à une religion paganiste, il existe encore des groupes les pratiquant.
– Pourquoi choisir des dates du calendrier catholique ?
– C’est évident, le catholicisme lorsqu’il s’est implanté en France a remplacé les dates de cultes païens par ces cérémonies, pour mieux s’intégrer… Cependant….
– Cependant quoi ?
– Aucun culte paganiste n’implique de sacrifices humains.
– Pourtant, j’avais entendu que les Mayas ou les Aztèques offraient leurs prisonniers aux dieux.
– Ce sont des civilisations précolombiennes, rien à voir avec les Celtes. Ils étaient trop proches de la nature et respectaient trop la vie pour donner la mort pour leurs dieux. Non,il faut voir ailleurs.
– Merde. Soupira-t-il. Reprenons la symbolique alors.
– La religieuse, elle représente l’Église, la croyance, le dévouement.
– D’accord, mais s’attaque-t-il à l‘institution ou à la foi en elle–même ?
– Je pencherais pour la seconde, s’il avait voulu s’adresser à l’institution, il aurait sans doute
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choisi un évêque. Donc la nonne représente la Foi. L’avocat ?
– Le droit, la justice.
– Évidemment la justice. Confirmais-je. Le bidasse ?
– La guerre, la violence ?
– Non. Contrais-je. Dans sa logique j’irais plus vers une valeur morale, le devoir, l’engagement.
– L’ordre ! Le militaire représente l’Ordre et l’Obéissance ! F. se réveilla, la piste commençait à chauffer.
– En plus cela peut avoir un lien avec les couleurs des cierges, le rouge symbolisant une valeur morale et une victime.
– Le noir, la Mort et par déduction, lui–même !
– Si c’est ça, alors à mon avis, tu as un autre cadavre sur les bras.
– Comment ça ?
– Si je suis sa logique, il y a un trou dans son planning, la Pentecôte.
– Ou tout simplement, il n’a pas tué ce jour là ! objecta-t-il.
– Cela m’étonnerait, c’est un jour important pour les catholiques, il était presque obligé d’y faire honneur. Ce que nous ne savons pas c’est comment il frappe.
– Pour le moment, j’en ai assez, je vais recouper les informations, on verra ce qu’il en sort. Conclut F.
Je m’installais sans vergogne dans son fauteuil et allumait un cigarillo pour accompagner mon café.
– Tu sais que c’est interdit de fumer ici ? me demanda-t-il.
– Mets–moi une prune, tu sais que je ne la paierai pas. D’ailleurs tu me rendrais un grand service si tu t’occupais de ça. Je lui tendis une pile de contredanses. C’est ma collection personnelle, mais là je commence à en avoir trop, disons que c’est mes honoraires.
– T’es impossible ! grogna-t-il tout en prenant les papillons.
14/10, 09h30, Poitiers, Boulevard du Grand Cerf.
– Tu avais raison ! M’alpagua F. dès mon arrivée.
– Quoi ?
– Pour les meurtres ! On aun quatrième cadavre !
– Je me doutais bien que tu ne m’invitais pas à prendre l’apéro !
Je regardais autour de moi, le boulevard était un lieu très fréquenté, entre la gare, les
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Couronneries, le Centre–Ville et la Bugellerie. C’était un peu le centre névralgique de la ville. Pour l’heure les fourgons et les voitures de police bloquaient la chaussée, créant unembouteillage à en faire pâlir d’envie un parisien endurci.
En face de moi, le bâtiment qui devait être la scène du crime. Un immeuble à la façade grisâtre et salie par la pollution,les fenêtres aux étages condamnées par des parpaings, au rez-de-chaussée par de simples panneaux de bois maintenant recouverts d’affiches. Je jugeais l’idée saugrenue, en haut on scelle avec des éléments difficiles à briser, en bas avec des matériaux pourrissant. Comme si, en fin de compte, la condamnation était plus symbolique qu’effective. Ce que les squatteurs avaient bien compris. Un peu sur le côté un couple de gens de la rue se tenait maintenant leurs chiens en laisse et observant les policiers d’un œil suspicieux. Je m’approchais d’eux.
L’homme était assez petit, les cheveux courts desquels dépassait une mèche tressée, il arborait une barbiche assez longue qui lui couvrait en partie la bouche. La jeune femme blonde qui l’accompagnait était assez dodue, un visage rond et avenant, ses cheveux étaient sertis de perles multicolores. Ils étaient vêtus de façon pratique, manteaux amples et chauds, chaussures de marche et pantalons larges à l’air souple.
– C’est vous qui avez découvert le corps ? Je n’y allais pas par quatre chemins.
– T’es flic ? Répondit du tac au tac le jeune homme.
– Tu vois bien qu’il en a pas la dégaine. Intervint la compagne. Sa chienne berger vint merenifler les mains en frétillant de la queue. Je la gratifiais d’une grattouille entre les oreilles.
– Non, je ne suis pas un condé, j’aide unami dans son enquête. Lui répondis-je.
– Ah ouais ? C’est toi qu’a débarqué avec les Gun’s à fond, dans la 21 break ?
J’acquiesçais d’un signe de tête.
– J’adore les Gun’s ! Reprit-il. Surtout Sweet Child of Mine. Il avait le regard ému.
– Je suis plus Outta Get Me. Fis-je.
– Alors tu dois pas trop aimer la bleusaille.
– C’est génétique dans ma famille. Mais un de mes meilleurs amis est inspecteur, faut faire avec.
– Sûr, les amis on les lâche pas pour une question de point de vue.
– C’est vrai. Approuvais-je avec le sourire. Tu peux me dire ce que tu as vu la haut.
Les regards du jeune couple partirent dans le vide, j’eus peur qu’ils me plantent là, sans rien me dire mais l’homme se reprit :
– J’en ai vu des saloperies depuis que j’taille la route, mais des pareilles jamais ! Je peux pas vraiment décrire ce qu’il y a là–haut, mais c’est pas beau.
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– Comment t’es arrivé là ?
– Ben, c’est une adresse que les zonards connaissent, pas loin de la gare, facile d’accès et bien protégée. C’est une planque qu’on se refile entre nous, tous ceux qui passent par Poitiers la connaissent.
– Et ça fait du monde ? M’intéressais-je.
– J’dirais une bonne centaine.
– Et personne n’a rien vu avant ? Si j’en crois mes observations, vous êtes plus nombreux en Mai et Septembre ?
– Vrai, mais vu qu’il fait beau, on pieute à La Varenne, on y est peinard, on peut faire du feu pour grailler chaud et les flics viennent pas nous emmerder. Ici, c’est une planque d’hiver, on vient quand ça commence à flotter et à faire froid.
– Ok, donc l’été le bâtiment est inoccupé ?
– Y’a de grandes chances, peut-être des putes y viennent faire leurs passes, mais ça m’étonnerait.
– Pourquoi ?
– Tu vois la marque là ? Il me désigna un cercle dans lequel se trouvaient deux barres et trois points.
– Cela signifie ?
– Que c’est aux zonards, qu’il faut pas y foutre les pieds même si y’a personne si t’es pas de la rue.
– Et tout le monde le respecte ?
– Pour sûr, c’est uncode entre nous, si tu vas un peu plus loin y’a le même signe, sauf qu’il n’y a qu’une barre. Ça veut dire que ça appartient aux putes et que nous on a rien à y faire, chacun sa planque.
Il était assez bavard et me donna pas mal de détails sur sa façon de vivre et ses modes de « migration », l’hiver ils descendaient vers le sud, plus chaud et plus facile à supporter, l’été ils remontaient vers le nord, les gens y sont plus solidaires et plus généreux, ils tapaient entre 40 et 50 euros la journée. Poitiers était juste sur le chemin, ils s’y arrêtaient une semaine ou deux pour faire la manche et repartaient.
Je pris congé d’eux et leur glissait un billet de 50, leur conseillant de disparaître tant que les flics étaient occupés à autre chose. Ils ne se firent pas prier et s’éclipsèrent en toute discrétion, traversant le cordon de police comme si de rien n’était.
J’étais sûr que F. avait observé mon échange avec les deux jeunes gens, cependant il ne me posa pas de questions et fit comme s’il n’avait rien vu. Dans le fond, malgré son côté psychorigide
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d’inspecteur de police, il savait abaisser certaines barrières et passer outre ses prérogatives. Tout de même, le regard qu’il me lança m’assura que je ne me dispenserai pas d’une bonne explication.
Je haussais les épaules et lui tendis un sourire torve.
Je pénétrais dans l’immeuble, face à moi un escalier de bois étroit et raide menait aux étages, je le gravis redoutant de rater une marche et de tomber, j’arrivais sain et sauf sur le palier. Un agent me mena directement dans la pièce concernée, je traversais une sorte de salon, l’odeur des chiens, de la sueur et de l’alcool bon marché empuantissait l’atmosphère. Un clic-clac éventré faisait office de canapé, une simple planche posée sur des cageots de table et des canettes de bière vides de bougeoirs. Je remarquais que, malgré l’odeur suffocante, l’endroit était à peu près propre. Sans doute grâce aux femmes qui accompagnaient les zonards, songeais-je.
Nous arrivâmes, mon guide et moi, devant une porte, des remugles nauséabonds filtraient et j’acceptais le masque que l’on me tendit. Cette fois, la scientifique n’avait pas encore investi les lieux, comme si F. me réservait la primeur de la découverte.
J’hésitais à franchir la porte, pris par une angoisse terrifiante, je me doutais que ce qui se trouvait derrière était monstrueux mais je voulais savoir. Un peu comme un gamin convaincu qu’il y a un monstre dans son placard, il se tient devant, hésite à l’ouvrir. Car si c’est vrai le monstre le dévorera. Si ça ne l’est pas, il se sera rassuré et pourra se recoucher, l’esprit serein. A la seule différence que, moi, j’étais sûr qu’il y avait quelque chose de sordide derrière cette porte et que je ne l’ouvrirai pas pour me rassurer mais poussé par une curiosité morbide, et même l’envie de me faire peur.
J’ouvrais la porte et une bouffée d’air vicié me gifla, l’odeur d’immondices, de déjections se mêlait à la putréfaction d’un corps. La salle d’eau, de taille modeste était encombrée de détritus, on aurait dit qu’une partie de la déchetterie avait été transférée ici. Le cadavre se trouvait allongé dans la baignoire, la tête maintenue en arrière. Je ressortis, l’odeur devenait insupportable et de toute façon, je ne pouvais discerner aucune trace probante. Je me dirigeais vers la sortie, soudain, je fis brusquement demi-tour, rentrant dans mon compagnon, je bafouillais quelques mots d’excuses et me précipitais vers la salle de bain. Je ne l’avais pas remarqué avant, mais au milieu de ce capharnaüm d’immondices je repérais le chandelier, il était posé sur le lavabo en face de la baignoire et du corps. « Il ne l’a pas regardé mourir, il a expédié sa besogne rapidement. C’était moins personnel cette fois. » Songeais-je.
Hôtel de police, bureau de F, 11h30.
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Un mug empli de café dans une main, un cigarillo entre les doigts, j’observais le mur. Nous y avons ajouté les dernières données de l’affaire et complété mon schéma. La fumée légèrement bleutée me piquait les yeux rendant ma vision trouble.
– Il a fait le tour de son cercle. Remarqua F.
– En effet, mais quelque chose me chiffonne.
– Quoi ?
– La dernière victime, c’est un banquier, c’est ça ?
– En effet, nous l’avons identifié rapidement, disparition signalée le 22 mai, mort dans la nuit du 23 au 24.
– Il voulait que nous le trouvions, nous devions le trouver, plus tôt que ça même.
– Pourquoi tu dis ça ?
– Il ne l’a pas masqué comme les autres, pas de climatiseurs pour baisser la température.
– Je l’avais remarqué.
– Si le froid était arrivé plus tôt, nous l’aurions découvert avant la nonne.
– Comment le sais–tu ?
– Le couple de squatteurs. Je lui expliquais ce qu’ils m’avaient rapporté sur leur mode de vie.
– Quoiqu’il en soit, cela ne l’a pas perturbé outre mesure.
– Comme si cela n’avait que peu d’importance. Il ne l’a même pas regardé mourir.
– Il le considérait comme moins que rien, indigne de son regard. Les détritus tendent dans cette direction.
– Je n’en suis pas convaincu, il n’avait pas de haine particulière envers le banquier, c’est encore la symbolique qu’il privilégiait.
– Il est possible qu’il ait eu honte ?
– De quoi ? Il a tué avant, froidement.
– Qu’il lui semblait tuer l’un des siens et c’est pour ça qu’il n’a pas observé son agonie.
– L’un des siens ? Son délire est mystique, pas matériel.
– Il est sans doute issu d’une famille aisée, il aurait tué son père.
– Non, son problème n’est pas avec ses parents mais avec la société, ses valeurs.
– Le banquier, c’est l’argent. Il en a, il culpabilise, mais doit en détruire le symbole. Cependant il a appris à le respecter, il maîtrise sans doute son pouvoir. Alors il aurait détruit la valeur la plus ancrée dans sa personnalité, d’où sa honte et son déni.
– Validons cette hypothèse alors, cependant cela ne nous rapproche pas plus. Je pense qu’il lui reste une victime.
– Laquelle ? S‘enquit F.
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– La bougie noire, la mort elle–même. Répondis-je sombre.
– Je préviens les hôpitaux, les pompes funèbres et toutes les professions qui côtoient de près la mort.
– Fais, mais il cherche le symbole, pas le commerce lié à la mort. Tout est symbolique. Il y a une chose que nous ne voyons pas.
01/11, Rue de la Marne, 14h30, Poitiers.
La rue était bloquée par des camions de pompiers et de police, autour se pressaient une foule de badauds et la presse. Je gare ma vieille R21 sur un trottoir et me rapproche. Des yeux je recherche F., il m’a envoyé un message il y avait peu de temps.
Un officier dans le cordon qui empêchait les curieux de s’aventurer plus avant me repéra, il m’attrapa par le bras et me tira hors de la masse. Je reconnus celui qui m’avait accompagné dans la salle d’eau du Boulevard Grand Cerf. Il me fit signe d’avancer un peu plus loin. Je vis la Focus banalisée de mon ami garée au travers de la rue, il se tenait assis sur le capot, une clope au bec.
– Je croyais que tu avais arrêté ! Le houspillais-je.
– Je fête la fin de l’enquête ! Me fit-il.
Sans me démonter je sortis un Partagas que je lui tendis, il observa le cylindre imposant d’un air gourmand :
– Quitte à la fêter, autant le faire dignement ! Approuva-t-il chaleureusement. Mais avant, je veux que tu vois ça.
Il me traîna dans une maison bourgeoise, elle était bien entretenue, le mobilier sobre et raffiné. Il m’explique qu’un prêtre avait donné l’alerte, son collègue n’était pas là pour assister à la messe de la Toussaint ce matin. Je le regardais sans comprendre. Il n’y avait rien d’exceptionnel, il pouvait être malade le curé. Je lui fis la remarque, il contra enm’expliquant qu’ils faisaient partie de la Paroisse de St Hilaire, la plus fervente et intégriste de la ville, même avec 40 de fièvre il serait venu.
Nous atteignîmes le dernier étage, les combles étaient aménagés en une sorte de chapelle. Au milieu, dans un grand cercle, l’Englobe, assis dos à la porte se tenait un homme. La victime, précautionneusement je fis le tour, je ne suis pas superstitieux mais je ne mets pas les pieds dans un cercle rituel qui m’est inconnu. J’arrivais face au prêtre, F. me confirma son identité. Il était raide comme l’équité, sur ses cuisses reposaient ses mains, paumes ouvertes. Sur celles-ci, délicatement, avaient été déposées les oreilles de l’homme, pavillon, marteau, tympan, colimaçon, tout y était,
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proprement découpés. De profil le cadavre arborait deux trous béants à la place des oreilles. Face à lui, à ses pieds se trouvait le chandelier dans son triangle, le Protego avait disparu du schéma rituel.
Je regardais F.:
– Pour moi, c’est une autre victime. Déclarais-je.
– Alors regarde-bien. Il éteignit les puissants projecteurs utilisés par les techniciens, plongeant la pièce entièrement dans le noir. Je n’avais pas remarqué que les fenêtres étaient totalement obstruées, pas un rai de lumière ne filtrait.
Mon regard fut attiré par le mur de gauche, à l’aide d’une matière inconnue qui irradiait d’une lumière phosphorescente rouge orangée dans le noir, des lettres ouvragées avaient été tracées, le message déclarait :
« La Justice est aveugle », cliché pensais-je. Celui du Nord était plus intéressant, » La Foi n’a pas de sensation », celui de droite : « L’Argent nulle odeur » et celui du sud : « L’Ordre n’a pas de saveur ».
Enfin, au plafond, juste au-dessus du prêtre : « La Mort, seule, est Conscience ».
FIN